À corps perdu, Pierre-Théophile Segretain architecte (1798-1864). Les architectes et la fonction publique d’État au XIXème siècle
Ouvrage tiré d'une thèse soutenue à l'énsa-V en janvier 2009, Geste éditions.
Lu par Manolita Fréret-Filippi (note de lecture extraite de fabricA, 4, 2010, p. 174-177)
Pari audacieux que cet épais volume consacré à la monographie de Pierre-Théophile Segretain, architecte des Deux-Sèvres dans la première moitié du XIXème siècle. Issu de la thèse que Chantal Callais*, architecte et historienne de l'architecture, a soutenue en janvier 2009, l'ouvrage se propose d'aborder le parcours professionnel et institutionnel d'un architecte départemental.
Comme l'historiographie récente l'a démontré à travers de nombreux travaux de recherche, l'approche monographique ne se réduit pas à la seule dimension biographique de l'individu, encore moins à l'enfermement dans une histoire locale. Cette monographie a le grand mérite de montrer qu'un architecte départemental, tel que Segretain, n'est ni un médiocre local, ni un génie de l’art avec un grand « A ». L'étude s'appuie sur des éléments de comparaison et d'indicateurs qui replacent Segretain au sein d'un groupe socio-professionnel, avec ses similitudes et ses variantes, évitant ainsi la double illusion biographique de l’isolement de l’individu et du particularisme local. C'est pourquoi l'auteure a aussi pris le parti courageux, mais nécessaire, de dissocier l'homme de son œuvre et d'analyser la production architecturale de Segretain, dans la seule mesure où elle vient éclairer « les postures intellectuelles » et les « modes de projet » de l'architecte « dans le contexte de ses fonctions officielles ».
C'est donc une autre audace à laquelle Chantal Callais nous convie, en entrant dans la lecture d'un livre d'histoire de l'architecture dont l'objet architectural ne serait pas l'acteur principal. La chercheure échappe ainsi à l'autre critique des farouches détracteurs du genre monographique, celle du récit de la vie d'artiste éclairée par son œuvre. Paradoxalement, l’auteure n’hésite pas à nous plonger dès le premier chapitre dans la vie très personnelle de Segretain, grâce à un riche corpus d'archives privées et publiques, pour la plupart totalement inédites. Le lecteur apprend à cette occasion à naviguer dans l’ouvrage, qui comporte à la fin de chaque chapitre un ensemble de documents d’archives, habituellement rejetés en notes de bas de pages. C’est une véritable invitation à s’immerger dans la matière première de l’histoire, dont le contenu, mis en parallèle avec le récit de l’historienne, restitue la tonalité, pour ne pas dire l’atmosphère du contexte dans lequel évolue l’architecte. On ne peut d’ailleurs que saluer l'éditeur d'avoir respecté ce choix éditorial, parfois difficile à assumer dans le cadre de la publication d'une thèse.
Le lecteur est donc comme happé par une machine à remonter le temps, emporté dans l'histoire sensible d'un jeune bourgeois niortais qui monte à la capitale pour y embrasser la prestigieuse École polytechnique. Représenté en première de couverture du livre, le médaillon du jeune Segretain en habit de polytechnicien qu'il offre et dédicace à sa mère, alors qu'il est à Paris, illustre bien la tension entre la fierté de l'ascension sociale du fils et l'éloignement déchirant du cocon familial niortais. Sortant de cette première partie, au titre en forme d'oxymore, « La grandeur d'un homme ordinaire », le lecteur est alors armé pour affronter la réalité du métier d'architecte au service de l'intérêt public. La figure de Segretain, en architecte départemental des Deux-Sèvres, permet de donner chair à la pratique de ce métier. C'est un véritable investissement personnel, pour ne pas dire un sacerdoce, que décrivent les deuxième et troisième parties du livre. On comprend en effet que la mission nécessite de nombreux talents : de la diplomatie et de la conviction auprès des différents acteurs (préfets, élus locaux, confrères architectes, entrepreneurs, ouvriers), un esprit d'analyse et de réflexion sur les interventions à mener sur les bâtiments existants ou à construire, un minutieux travail d'expertise et de terrain à l'échelle d'un département, enfin un scrupuleux suivi budgétaire et administratif des travaux. À travers le très intéressant exemple de la prison départementale de Niort qui apparaît comme l'un des premiers établissements pénitentiaires à plan panoptique en France, on découvre que l'architecte ne dispose pas de « modèle type », comme le voudrait l'image simplificatrice d'une architecture d'État identique, ou presque, partout. Segretain réunit lui-même la documentation nécessaire à la compréhension de ce programme, les innovations en la matière et les améliorations qu'il peut amener, au regard d'expériences menées ailleurs. L'architecte se fait homme de l'art qui propose, débat, convainc les différentes parties à l'échelle nationale et locale, afin de trouver une solution satisfaisante pour tous. À cela s'ajoute la complexité des rouages administratifs et financiers de l'architecture publique gérée et contrôlée par l'État, qui n'est pas sans provoquer des complications à l'échelle locale. Se lisent ainsi en filigrane les nombreuses tensions, notamment en matière de financements entre les entités territoriales et l'État. Cette partie met également en exergue la fragilité du couple formé par le préfet et l’architecte départemental, sur lequel repose en grande partie la réussite de la politique architecturale de l’État sur l’ensemble du territoire.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, est mise en lumière la polyvalence de l'architecte qui connaît bien son métier, mais aussi son territoire et ses acteurs. La fonction d'architecte départemental lui vaut une reconnaissance sociale nationale, dont ne jouissent pas autant les architectes municipaux, et lui permet de tisser des réseaux professionnels et sociaux solides, qui lui confèrent une légitimité certaine, y compris dans le domaine de la restauration des monuments historiques.
Bien plus qu'une monographie d'architecte ordinaire de province au XIXème siècle, cette recherche, fruit d'un patient et colossal travail de croisement de données archivistiques, réussit brillamment à inscrire l'histoire particulière d'un individu dans l’histoire du métier d’architecte, alors en construction au XIXème siècle, et dont l'une des spécificités, source d’importants débats internes, achoppe sur l'absence de ligne claire entre le statut libéral et le statut de fonctionnaire. L'exemple de Segretain démontre, grâce aux précieux carnets de minutes et lettres qui livrent la propre voix de l'architecte jusqu'à nous, que cette situation d’entre-deux n'a rien de la posture opportuniste. À travers le parcours de Segretain, on comprend qu’elle est le résultat d'une mise en place lente et difficile de l'architecture publique, écartelée entre institutions fortement centralisées et résistances locales. L’architecte y joue le rôle délicat de médiateur, cherchant à donner corps au projet architectural dont la dimension collective est elle-même un objet complexe.
Autant dire qu'il paraît indispensable de prendre le temps de lire de tels ouvrages, pour qui veut prendre part aux débats contemporains sur l’évolution du métier d'architecte au service de la chose publique.
* De l’équipement public au monument historique, les architectes et la fonction publique d’État au XIXème siècle. À corps perdu, Pierre-Théophile Secretain architecte (1798-1864), thèse de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines/École nationale supérieure d’architecture de Versailles, mention « Histoire de l’architecture », sous la direction de François Loyer.